
— Un —
Ça va de piment pis dans mon placard à épices ! Toutes les nuits, c’est la sarabande. Oh ça commence doucement, lorsque j’éteins la lumière dans la cuisine. Elles savent que je ne suis pas encore couchée, alors elles se chauffent discrètement : c’est des chuchotis, des frottements, des friselis. D’ailleurs, concernant les friselis, j’ai entendu une conversation fort animée entre deux bouquets de persil ; on se serait cru dans un salon de coiffure ! Lisses ou frisées, les feuilles ? Et que je te vante la décoration des narines de veau ! Et que je te fais mousser l’émulsion ! Savez-vous qu’à l’origine le persil était une plante arbustive, proche du baobab, qu’une impitoyable sélection génétique, dans les jardins de Persépolis (berceau du serpolet) a nanisé ? Parce qu’un baobab dans une cuisine, avouez, ça fait un peu désordre.
À propos de désordre, revenons à nos flacons, qu’il est aussi difficile de compter que les moutons, les nuits d’insomnie, tant ils s’agitent et s’ébrouent. Les chuchotements se transforment vite en charivari. Chacun y met son grain de sel.
Tiens le sel ! Parlons-en. Ya le rose, qui snobe tout le monde sous prétexte qu’il a dû descendre 8 850 m de dénivelé pour se mettre au niveau de la fleur. Et puis, c’est lui le plus vieux, affirme-t-il ! Respect pour ses quarante-cinq millions d’années d’existence ! Ya le noir, qui pète le feu des roches de ses volcans procréateurs, en Hawaï. Et puis, c’est lui le plus cher ! Respect pour ses cent-vingt euros par kilos ! Ya le bleu, le Pakistanais, qui fait sa chochotte, parce que ses grains ressemblent à des saphirs. Respect pour lui qui a connu les dinosaures ! Et puis… et puis, ya le gris qui joue des coudes dans ce placard et qui dit qu’il est le meilleur ; et je suis d’accord ; parce qu’il est modeste, même et surtout parce qu’il n’est pas raffiné.
Mais pendant que je digresse ainsi, les flacons se révoltent. Écoutez-les se chamailler.
— Très cher ! Que justifie donc votre exorbitance ? s’estomaque le curcuma.
— Je ne suis pas underground, moi ! Je m’épanouis au cœur des corolles bleutées que

visitent les abeilles cuivrées. Le soleil est mon courtisan et c’est pour le remercier que j’éclos et offre mes pistils. Cela mérite bien l’engouement de ce que j’engendre, non ? charibote le safran.
— Oui mais moi… chuchote une petite voix.
— Oh toi, le curry, tu n’es qu’un amalgame, un passe-partout ! Un peu de moi, un peu de coriandre, de cumin, de cardamome et de poivres, rétorque le curcuma ! Pfff ! heureusement que je suis là pour te donner des couleurs !
— Dites ! hurle le paprika, rouge de colère, avez-vous bientôt fini de vous chanter pouilles ?
Un ronflement aussi piquant qu’acrimonieux se fait entendre du fond du placard.
— Quoi ? Qui ? Poivre ? J’ai bien entendu ? Une épice, moi ? Ils plaisantent, là ! Ça se sait quand même ! Tous les grands peintres ça picolait. Tous des poivres. Van Gogh, Utrillo, la peinture à l’eau c’était pas leur fort(1). Je vais vous raconter mon histoire. Il faut que je me présente : Pierre. Non ! Pas Patrick ! Pierre Poivre et mon Jardin des Pamplemousses.

— Quel rapport avec les nuiteuses et intempestives chicanes de flacons ? intervins-je, fatiguée de tout ce brouhaha (nocturne, je vous le rappelle)…
— C’est vrai, aucun. Mais ils m’agacent tous avec leurs rodomontades ! C’est moi le plus beau, le plus chaud, le plus coloré, clament-ils à l’envi. Eh bien, je le dis haut et fort, c’est moi le plus épicé !

— Ah ? C’est en contradiction avec ton coup de gueule précédent ! Tu disais que tu ne fais pas partie de cette confrérie ! Mais plutôt de celle qui se vautrait dans le stupre et la fornication (2).
— J’en conviens ! Le poivre, au 19ème, ça corsait la méchante eau de vie que buvaient à souhait les gens de l’époque. Un truc à rétamer un bœuf. Je te raconte même pas !

— Si ! Justement ! Raconte !
— Eh bien dans les « mines à poivre », les poivreaux faisaient florès. Je vais te rapporter une anecdote. « Un poivreau, que le « culte de Bacchus » a plongé dans la plus grande débine, se fit, un jour entre autres, renvoyer de son atelier. Par pitié pour son dénuement, ses camarades font entre eux une collecte et réunissent une petite somme qu’on lui remet pour qu’il puisse se procurer une blouse. C’était une grave imprudence ; notre poivreau, en effet, revient une heure après complètement ivre. — Vous n’êtes pas honteux, lui dit le prote, de vous mettre dans un état pareil avec l’argent que l’on vous avait donné pour vous acheter un vêtement ? — Eh bien ! répondit l’incorrigible ivrogne, j’ai pris une culotte.» (4)
— Le stupre, d’accord ! Mais la fornication ?
— Je ne sais pas si j’ose… « Poivrer un homme », c’est lui donner la vérole ! (5)
Notre conversation a passablement énervé ses condisciples. Même le laurier piétine d’indignation : quoi ? Il n’est plus question de s’endormir sans risque sur son brin ? (2). Les flacons trépignent : tous veulent participer au débat.
Je décide alors de les mettre d’accord :
— Silence dans les rangs ! Vous avez jusqu’au 23 septembre, pour me concocter une recette collective pour l’Agenda Ironique. Je confie à Ginette (6) le soin de vous aider et d’arbitrer vos querelles idiotes.
Et je claque la porte du placard, les laissant complètement cois, et… silencieux soudain.
(1) – R. FALLET, Le Beaujolais nouveau est arrivé, 1975.
(2) – G. BRASSENS, Trompettes de la Renommée, 1962.
(3) – Caboulot populaire, au XIX° siècle.
(4) – L’apéro du mois
(5) – Dictionnaire de DELVEAU, 1884.
(6) – Ginette ? Mais c’est qui ? (Si vous la connaissez, ne leur dites pas ! Je veux ménager le suspens).
Bon jour,
Remarquable ! En fait, j’ai l’impression de lire une pièce de théâtre 🙂
J’aime beaucoup. 🙂
Max-Louis
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Merci, merci beaucoup !
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Il est génial ce texte et vient d’égayer ce matin pluvieux. J’ai hâte de lire la suite.
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Merci Lydia… la suite mijote 😉
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Chouette !
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J’adore ce dialogue nocturne ! J’ai tout autant appris que souri. Merci 🙂
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Et c’est pas fini ! Quand Ginette va venir mettre son grain de sel dans la fantaisie ironique, je ne réponds de rien ! 😀
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C’est sautillant et en plus on apprend des choses ^.^
Dit-on vraiment « en Hawaï » ou est-ce un effet de style ?
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Merci ! Pour Hawaï, je ne sais pas ! « à Hawaï », en tout cas je trouve que ça ne sonne pas bien !
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Ça ne me choque pas, mais en Hawaï c’est joli aussi !
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que disent les épices se disputant ? des bétises ! mais c’est pas banal des épices occupés à la chamaille
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Il est parfois des compositions culinaires où l’on s’aperçoit que les épices ne font pas toujours bon ménage entre elles ! Hélas !
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excellent billet- c’est de toi bravo !!
un peu long– sur les blogs mieux vaut faire court-
bisous– pas encore mes articles pour demain-
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Peut-être un peu long… certes : mais le pire (pour toi qui me liras) il y aura une suite !!!
PS – Je ne suis toujours pas Lilou 😉
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Trop drôle, du bon, du pur, du vrai agenda IRONIQUE ! J’ai adoré cette querelle épicière et la Ginette, mais si, la Ginette, la sœur à la cousine de qui tu sais. Chère Ecrevisse, vous m’avez divertie tellement que je vais m’en remettre une couche. Et puis, c’est trop marrant parce que le début du récit commence comme le mien ici : https://annedenisdelln.wordpress.com/2015/06/07/de-la-panade-dans-la-choucroute/
Ceci dit, je ne fais pas de la retape pour mon récit qui n’a rien à voir avec l’agenda, mais le ton était le même et je me dis que décidément, les grands esprits se rencontrent (en toute modestie !!!!)…
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Je viens de courir lire ton texte ! Alors ça, c’est quand même extraordinaire ! Faudra que j’essaie de mettre mes épices au frigo… ça les calmerait peut-être, ne serait-ce que de voir comment on peut terminer sa vie là-dedans !
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Hourvari en cuisine !! vivent l’étagère savante, la science des bocaux et des flacons, la prétention et l’orgueil des bouquets garnis ! Hop là, que voilà une histoire hilarante, emmenée ! Et il y a une promesse de suite ? Encore !
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Hi hi !!! Oui, la suite est en cours de délire ; va falloir que je la corse, elle aussi !
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Excellent ! C’est fantastique tout ce qui se passe dans vos maisons à Carnets et toi ! La sorcière du placard aux balais c’est rien à côté de ce remue-ménage nocturne et savoureux ! Mes papilles sont impatientes de goûter à la suite ! 😋
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J’ai exhumé ton commentaire de mes indésirables. Heureusement que j’avais lu, sur ton blog, que tu est considérée par WP comme une spameuse maléfique !
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J’ai eu le même coup aussi avec Frog ! Ce sont des racistes de grenouilles !
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