
Philippe Claudel vient de publier son dernier opus. Un recueil de nouvelles. Et il n’y va pas de main morte, ce bougre d’écrivain ! De ce que j’ai lu (juste les trois premiers textes), ça pique, ça grince, ça grafigne (comme aurait dit Victor).
Je ne résiste pas ; lisez plutôt !
Les trottoirs de nos villes sont couverts de vagabonds. Auparavant, il y avait des papiers gras, de vieux journaux, des emballages de chewing-gums, des prospectus, des mégots de cigarettes. Nous faisons désormais attention. Nous avons développé une conscience écologique. Nous ne jetons plus inconsidérément nos déchets dans les rues. Nous les trions. Nous les recyclons. Sur nos chaussées ne traînent plus que des êtres sales emballés dans de multiples couches de vêtements nauséabonds qu’ils maculent de vomissures, d’urine et d’excréments. Parfois il en meurt. Surtout en hiver. Mais pas assez. La mort est parcimonieuse. Aboulique. Économe. Paresseuse. Pourtant elle n’a que cela à faire. La mort chôme. On ne s’en rend pas compte tout de suite. On croirait qu’ils dorment car ils dorment toute la journée.
Comment faire la différence. La mort se plaît à prendre les visages de la vie. Ce matin je suis allé voir les galeries d’art. La nuit avait été fraîche et splendide. Pleine lune. Températures polaires même au matin. Délice de se promener ainsi dans la ville hivernale, le corps chaudement enveloppé dans une épaisse fourrure après avoir ingurgité un petit déjeuner continental composé de toasts beurrés, d’œufs brouillés, de café, de jus d’orange, de bacon et de vitamines. Je n’avais pas fini les œufs brouillés. Buée sortant des bouches comme des cristaux soufflés dénués de matière. Poésie. Beauté. De temps à autre, je suis encore capable de m’émouvoir. Devant une galerie, quelques personnes étaient arrêtées. En demi-cercle. Au sol il y avait un homme ou une femme, le visage bleu, gonflé, la bouche épaisse, quasiment russe. Tout cela d’une raideur parfaite. Le pardessus était enkysté dans une fine carapace de glace translucide. Irréel et superbe. La main droite du vagabond serrait le col d’une bouteille de vin vide. La gauche disparaissait dans les replis de son vêtement de laine. Le galeriste est arrivé. Un homme pressé. Il a sorti ses clés pour ouvrir son local sans prêter attention au mort. Combien a demandé un amateur contemplatif. Le galeriste l’a regardé. L’homme a montré le corps à terre. Deux cent mille. L’homme a accusé le coup. C’est cher. C’est le prix. Pièce unique. L’artiste. Un des plus prometteurs. Chinois. Dans moins de deux ans il explose. D’accord. Je le prends. L’homme a sorti sa carte. Pouvez-vous le faire livrer à cette adresse. Évidemment. Nous expédions dans le monde entier.
L’homme s’est éloigné après avoir salué. Le galeriste est entré dans sa galerie. Il a ouvert le tiroir d’un bureau pour y prendre quelque chose. Il est ressorti. Il a collé sur le front du mort une pastille rouge. Un homme est arrivé en courant. Vendu. Vendu. Flûte. Je n’ai jamais de chance. L’homme semblait désolé. J’arrive toujours trop tard. Je m’en veux. Ma femme va me maudire. Revenez demain. Demain. Demain. Je pense en avoir un autre assez semblable. Pouvez-vous me le mettre de côté. Sans le voir. Je vous fais confiance. Si vous y tenez. Merci infiniment. À demain. Bonne journée. L’homme est reparti en sifflotant. J’ai failli être heureux. Parfois le spectacle de mes contemporains réjouis m’inonde de bonheur.
Philippe Claudel, Inhumaines, mars 2017, éditions Stock
Mouais, j’ai vraiment beaucoup aimé certains de ses romans (découverts grâce à Isa) mais depuis, il publie non stop et un peu de tout, il devient une usine commerciale…c’est dommage je trouve !
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Cépafo…
Je suis allée jusqu’au bout du recueil et au fil des nouvelles, j’en ai ressenti un peu de lassitude et de désintérêt.
Finalement, celle que j’ai publiée est – à mon avis – la meilleure et la plus « fine » dans le regard qu’il porte sur la société.
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C’est un grand écrivain , mais il s’éparpille trop pour pouvoir publier chaque année voire tous les 6 mois, forcément un roman ça prend beaucoup de temps…
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C’est l’un de mes écrivains préférés…
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Ouah ! C’est cinglant !
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Je trouve ce texte glaçant ! Lu hier soir , j’en ai rêvé cette nuit, cauchemardé plutôt. Avec le style inimitable de Philippe Claudel, le cocktail est détonnant ! 😱
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C’est en effet le moins que l’on puisse dire… Toutes ces nouvelles sont autant de coups de poignard infligés à notre société décadente. Et le regard et le style de Philippe Claudel sont particulièrement affûtés.
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Comment ne pas désespérer de l’homme après une telle lecture ? 😦 Claudel a le regard affûté du cinéaste et la plume du poète, les deux ensemble créent une éruption volcanique…ici du moins ! 😉
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Ça décoiffe !!! Le cynisme juste poussé un peu plus loin …
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Ce recueil de nouvelles est très corrosif, en effet ! J’en ai le souffle coupé !
La manière dont il traite « le sexe » est particulièrement virulent, aussi !
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Ouch !!! Terrible.
Cette société me déprime de plus en plus.
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Et toutes les nouvelles sont à l’avenant !
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Je ne crois pas que j’aurais le courage de tout lire… Je suis déjà glacée à cette lecture-là.
Bonne nuit Missss !
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